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Julien Mignot : « Quand on a 20 ans, on peut se permettre de tout expérimenter »

Julien Mignot : « Quand on a 20 ans, on peut se permettre de tout expérimenter »

Marin Woisard
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Portraitiste des stars et habitué du Festival de Cannes, Julien Mignot était censé présenter son exposition Le Photographe et son double jusqu’au 16 mai à Clermont-Ferrand. Le confinement a eu raison de sa tenue. Alors, on imagine son exposition comme si elle se tenait bien sous nos yeux, en donnant la parole au premier intéressé, un monstre sacré de la photographie.

Comment parler d’une exposition morte-née, ici en raison de mesures sanitaires drastiques ? En convoquant ce que le photographe et ses admirateurs ont de plus précieux : l’imagination. Julien Mignot devait présenter son exposition Le Photographe et son double, jusqu’au 16 mai à l’Hôtel Fontfreyde de Clermont-Ferrand. Mais nous n’avons pas baissé les bras en se la représentant, bien tangible dans notre esprit.

On ferme les yeux et on s’imagine ses séries photographiques regroupées sur 600 m2 d’un hôtel particulier, grimpant à travers les étages comme différents niveaux de son psyché et autant de lectures de son œuvre : « L’Hôtel Fontfreyde ce ne sont pas des pièces qui se succèdent, mais des étages, des mi-étages, des univers assez séparés dans lesquels on peut trouver une continuité. Il y a aussi le fait de s’élever par les escaliers d’une salle à l’autre » nous explique l’artiste, l’œil pétillant.

Cette déambulation, Julien la veut en représentation fidèle de son éclectisme : « Ce qui m’intéressait de montrer là-bas, c’est que je n’ai jamais choisi un univers plus qu’un autre… J’ai commencé au début des années 2000 avec un pied dans l’argentique, et puis il y a eu la révolution du numérique, qui a bougé pas mal de lignes dans notre métier. »

Vincent Cassel dans le viseur de Julien Mignot, le 13 mai 2018 à Cannes © Julien Mignot

Des salles obscures à l’écran des fantasmes

On dessine alors les contours d’un imaginaire comme on établit des murs fantasmés. Ce que tend à créer le photographe depuis ses débuts, c’est ancrer les contours d’un réel pour s’en détacher, par son travail de photojournaliste au Festival de Cannes, comme son incursion dans le monde de la webcam porno, et son journal de bord 96 Months  : « J’ai un pied partout et j’invite les gens à sortir des cases en faisant l’inverse de ce qu’on leur dit. Je voulais présenter toutes ces facettes avec ce titre en référence à Antonin Artaud, ‘Le Photographe et son Double’ », avant d’enchaîner avec « l’idée était de justifier autant d’hétéroclisme par mon appétit hétéroclite de l’image. »

La première salle est dédiée à son travail au Festival de Cannes, Daily Cannes, où il se rend depuis cinq ans pour Vanity Fair, et avant Grazia : « Je présente dix-huit portraits avec Daily Cannes. Je vais maintenant au Festival de Cannes pour Vanity Fair, on fabrique un quotidien distribué gratuitement sur la Croisette avec une équipe de journalistes de renom, qui ont un siècle de Cannes cumulés à eux seuls. J’étais le petit jeune quand je suis arrivé la première année (rires). Je fais des portraits la journée, et le soir des photos qui montrent à la fois l’effervescence du Festival et le faux fantasme qu’on peut en avoir. Il y a moins de paillettes sur place que depuis sa télé. »

Du glamour des salles obscures à l’écran des fantasmes, il n’y a qu’un pas. On monte d’un étage pour découvrir sa seconde série, Screenlove, dans l’univers des webcams porno.

« Je fais des portraits la journée, et le soir des photos qui montrent à la fois l’effervescence du Festival et le faux fantasme qu’on peut en avoir. Il y a moins de paillettes sur place que depuis sa télé. » © Julien Mignot

Regard porté sur le plaisir

La seconde salle présente des blocs de photos Leica de webcams porno, volontairement floues pour gommer l’identité des performers, contrastant en diptyque avec des intérieurs très nets. Sur son choix de se porter sur cet univers, Julien explique : « J’ai d’abord cherché du côté des webcams publiques, mais il ne se passe pas grand chose à part des pandas qui mangent de l’eucalyptus. Et puis Chatroulette était assez préempté par le cul, ce qui m’a poussé à aller voir du côté des webcams porno de manière assumée. Il s’avère que le monde des webcams porno était riche parce que l’acte sexuel arrive assez tard. »

Son désir hétéroclite d’images rencontre la diversité des corps : « Il y a tout un tas de gens qui ne correspondent pas à la norme sociale des corps et de représentations du désir. Ils sont à la fois là pour regarder et pour être vus. Ils allument leur caméra chez eux, on voit leur salon, ce qu’il se passe, comment ils se servent un café. »

Un voyeurisme assumé qu’il rattache à ses premiers émois artistiques : « Un journaliste m’avait demandé à quel moment la photo avait démarré pour moi. Je lui répondu que je ne savais pas, mais j’ai eu un conditionnement du regard particulier. Je vivais sous les toits d’une mairie avec des grandes fenêtres qui commençaient très haut : il fallait grandir pour voir dehors. C’est quelque chose qui a conditionné une forme de regard, de tension et de curiosité. » Qu’a t-il pu bien voir ? « Quand j’étais ado, il y avait un immeuble en face et j’attendais qu’il se passe quelque chose. Bien sûr, il ne se passait jamais rien. Je me suis dit : si ce voyeurisme est un acte fondateur de ma photographie, quelle est la manière d’ouvrir sa fenêtre ou ses rideaux aujourd’hui ? On se soucie plus de quelqu’un qui pourrait nous voir à poil chez soi, que de toutes les caméras qui peuvent nous saisir dans notre intimité. »

La présentation des photos dans de gros blocs imposants fait sens : il s’agit de fenêtres ouvertes sur un autre monde, à la fois le sien et celui des performers.

« On se soucie plus de quelqu’un qui pourrait nous voir à poil chez soi, que de toutes les caméras qui peuvent nous saisir dans notre intimité. » © Julien Mignot

Retour au pays d’un Clermontois

La troisième salle conjugue le passé de Julien au présent de Clermont-Ferrand, dont il est originaire. La série 20 YO est une ode à la jeunesse avec portraits de musiciens locaux : « La salle de concerts clermontoise la Coopérative de Mai fêtait ses 20 ans. Ils sont les premiers à m’avoir appelé pour me proposer une carte blanche avec Jean-Daniel Beauvallet (Les Inrockuptibles). Ils se sont souvenus qu’ils avaient un photographe exilé pour qui ça marchait pas trop mal (rires). »

Il s’étend sur la naissance du projet : « Beauvallet suivait 60 personnes de la scène musicale clermontoise, et de mon côté je photographiais des gens qui ont l’âge que j’avais en quittant Clermont. On a sélectionné un panel très hétéroclite de quatre filles et six garçons qui ne se connaissaient pas entre eux. Ils avaient tous une façon différente de voir la musique et quelque chose à apporter. Ils sentaient qu’ils avaient besoin de créer, mais ils ne savaient pas tous pourquoi maintenant. »

Quand on lui demande s’il éprouve une fierté à revenir dans sa ville, Julien confie : « Je pensais que je n’allais jamais retourner à Clermont, à part pour ma famille. Oui, j’éprouve une fierté de voir l’engouement autour de l’exposition. Pour deux raisons : la première, c’est toujours valorisant de revenir d’où on vient. La deuxième, c’est de faire connaître cet endroit et de partager cette culture photographique dans une ville qui a un énorme potentiel culturel. Je suis très heureux de porter ce flambeau. »

La typologie géographique de la ville, coincée entre les montagnes, est si particulière qu’on se demande si elle l’a inspiré : « La ville est tellement emprunte au passage nuageux, que tu passes ta journée à apprendre comment bouger tes réglages. Ça me passionnait quand j’étais plus jeune. Et surtout, je n’arrêtais pas de me demander : qu’est-ce qu’il y a derrière les montagnes ? Cette curiosité absolue et mon appétence pour l’image sous toutes ces formes viennent de ce transfert-là. »

« Beauvallet suivait 60 personnes de la scène musicale clermontoise, et de mon côté je photographiais des gens qui ont l’âge que j’avais en quittant Clermont. » © Julien Mignot

Sky is the limit

Son avant-dernière série, 96 Months, crée un puzzle intime photographié chaque mois entre 2008 et 2016, soit les 96 mois du titre. Chaque photo est regroupée dans un livre avec un texte et une playlist par Jeanne Added. Exposées, elles sont présentées dans un chaos conscient : « Pendant des années, j’ai essayé de thématiser cette série. Quand je l’ai arrêtée, je me suis rendu compte qu’elle était encadrée par deux événements familiaux sérieux. »

Une période donnée est aussi l’évolution d’une esthétique, par ce qui l’alimente et l’accroche, dont la série est un témoignage : « Ce laps de temps est hétéroclite parce ce que c’est le moment où le regard se forme. Il y a plein de résurgences de ce que j’ai mangé à ce moment-là. C’était une vraie quête d’identité qui n’apparaît pas de manière évidente mais qui a marqué un jalon personnel. Le dénominateur commun, c’est de créer un support pour que le spectateur puisse se raconter une histoire. »

On achève notre visite avec Airline, en tirage fresson sous le plafond de Fontfreyde, qui s’intéresse à l’horizon depuis le hublot des avions. Quand on lui demande comment il arrive à garder le cap entre tous ses projets, il nous dit : « Si on travaille suffisamment chaque domaine, on se rend compte qu’ils se complètent » avant de préciser « je me souviens de ma première année à Cannes, Libération m’avait envoyé à mon retour photographier les migrants à La Chapelle. D’avoir pu travailler super vite avec des célébrités, me mettait à l’aise dans un contexte plus hostile. Ça me permettait de me concentrer sur ce que j’avais envie de dire et pas la manière de faire des photos. »

« Je me souviens de ma première année à Cannes, Libération m’avait envoyé à mon retour photographier les migrants à La Chapelle. D’avoir pu travailler super vite avec des célébrités, me mettait à l’aise dans un contexte plus hostile. Ça me permettait de me concentrer sur ce que j’avais envie de dire et pas la manière de faire des photos. » © Julien Mignot

Instagram, mais pas que

On s’apprête à fermer les portes de son exposition. Une dernière question nous brûle la langue : quel est son conseil pour trouver l’équilibre ? La réponse est sans appel : « Lire des livres et aller voir des expos. Je trouve que les réseaux sociaux c’est fabuleux, mais si on continue de regarder Instagram et seulement Instagram, on ne fera plus que des photos de nanas à poil avec un filtre orange, ou un mec en parka au milieu d’une route de montagne avec de la brume. Ça va vraiment être chiant (rires). »

Quant aux photographes, « Il faut savoir s’écouter. Je sais que j’avais très peur du portrait mais j’avais envie d’en faire. Quand on a 20 ans, on peut se permettre de tout expérimenter et de faire le tri pour garder uniquement ce qu’il nous plaît. » Il est venu le moment de se quitter avec notre question signature. Quelle est sa définition d’un.e artiste ? Il se pose, ses yeux tressaillent, puis dans un souffle : « Un artiste provoque des émotions en transcendant le réel. »

Merci Julien.

Article précédemment publié le 15 avril 2020.

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